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troisième chapitre de
Frontière Numérique

Chapitre 3 : Mika, 2186
Mika aurait été incapable de dire depuis combien de temps elle avait les yeux rivés à ses écrans. Elle avait mangé, de ça elle était sûre : les emballages d’onigiri, les boulettes de riz dont elle raffolait, qui traînaient sur le bureau ne trompaient pas. En revanche elle n’avait pas dormi depuis un moment déjà à en juger par la sécheresse de ses yeux, et n’avait pas mis le pied hors de chez elle depuis plus longtemps encore.
Le job n’était pourtant pas si intéressant que ça : tout bon hacker qui se respecte aurait pu l’effectuer d’une seule main, mais Mika accueillait malgré tout la distraction. Au moins avait-elle l’esprit occupé, même partiellement : tout pour ne pas penser au sentiment de vide étouffant qui enserrait son cœur.
Elle prit l’appel d’Eden sans y réfléchir à deux fois, continuant de pianoter sur le clavier. À la mention du nom Matsuo, ses mains s’immobilisèrent enfin. Le silence à l’autre bout lui laissa entendre qu’Eden savait parfaitement l’effet que ses mots venaient d’avoir sur elle.
— Laisse-moi trente minutes.
En raccrochant, elle vit qu’elle avait un message non lu de son père et fit disparaître la notification d’une tape absente. Elle y répondrait plus tard : l’entrain qui s’engouffrait en elle était trop précieux pour qu’elle ne le ternisse en pensant à ses parents. Les relations difficiles au sein de sa famille, les Isayama, avaient le chic pour la mettre sur les nerfs en un temps record et elle avait adopté très tôt la même attitude que son père et sa mère : le moins elle se préoccupait d’eux et du conflit qui les opposait, le mieux elle se portait.
Cela faisait longtemps qu’Eden ne l’avait pas sollicitée pour un de ses projets un peu fous, et tandis que Mika glissait sa tablette dans son sac, elle se rendit compte à quel point cela lui avait manqué. La voleuse avait le chic pour pimenter le quotidien, ne serait-ce qu’un peu, mais la mention du laboratoire Matsuo promettait bien plus que ses missions usuelles.
Matsuo était qualifié par la société de génie visionnaire, un terme que Mika trouvait réducteur mais qui peignait un portrait parlant. Toute sa vie il avait travaillé à révolutionner le monde avec ses inventions, notamment les intelligences artificielles humanoïdes à usage domestique, qui accompagnaient désormais le quotidien de quatre-vingt pourcents des foyers, mais aussi les modélisateurs, une technologie qui permettait la reconstruction cellulaire, aujourd’hui inaccessible à la plupart puisque son usage était restreint à l’Hôpital de la Grande Ville.
L’homme était mort quand Mika avait huit ans et ce jour-là, elle s’était plongée dans les mémoires de sa vie qui avaient fleuris partout sur le net, découvrant avec envie le parcours de ce scientifique qui s’était élevé au-dessus de tous et elle avait su : elle aussi voulait relever tous les défis et repousser la limite du possible. À maintenant vingt-trois ans, elle avait fini par tomber à court de challenges intéressants et ce rêve s’était dissipé. Il n’y avait rien qu’elle ne puisse pas faire, rien qui ne lui pose problème. Elle aurait dû s’en réjouir, mais la satisfaction d’être la meilleure s’était transformée en un abysse terrifiant.
Mika espérait, sans trop oser y croire, qu’une découverte digne de ce nom l’attendait au laboratoire, qu’enfin elle pourrait se confronter à quelque chose de nouveau et retrouver le goût de vivre.
Elle se guida sans mal dans les sous-sols : elle avait demandé à Eden le numéro de la sortie, car elle ne s’était jamais dirigée vers l’ancien parc technologique, mais le peu de temps qu’elle passait hors de son appartement elle était sous terre, aussi arriva-t-elle au laboratoire une demi-heure plus tard, comme elle l’avait prévu.
Il était difficile de qualifier l’endroit de « laboratoire » : Eden l’attendait près du convoyeur, la seule chose qui était encore debout dans toute la pièce.
— Drôle d’endroit pour un rendez-vous.
— Attends de voir où je t’emmène, répliqua la voleuse d’un ton plein de malice avant de se glisser à l’intérieur du convoyeur.
Mika haussa un sourcil, interdite.
— Tu te fous de moi ?
— J’oserai pas, lui parvint la voix de la jeune femme. Magne, sinon je descends sans toi, et je suis sûre que t’as pas amené de quoi t’éclairer.
Touché, mais la hackeuse ne prit pas la peine de répondre. Elle ajusta la anse de sa besace qui lui barrait la poitrine et pénétra à son tour sous le convoyeur.
Elle fut surprise de trouver August dans le tunnel, mais n’en laissa rien paraître. Ils ne s’étaient pas vus depuis quelques années, peut-être deux ou trois, mais il n’avait guère changé. Ses cheveux étaient plus longs que dans son souvenir, cachant presque les endroits où ils étaient rasés, sur les côtés et dans sa nuque. Des mèches noires encadraient ses yeux de chat. Comme à son habitude, il observait le reste du monde avec une méfiance mal dissimulée, comme s’il était prêt à prendre la fuite à tout instant. Il était en train de se ronger le pouce et la salua maladroitement, évitant son regard.
Mika avisa la porte devant laquelle il se trouvait. Un passage bien caché et une pièce enterrée ; elle ne s’était pas attendue à ça.
— Tu veux que je l’ouvre, j’imagine.
— Ça serait chouette, sourit Eden.
Un jeu d’enfant. Mika réveilla sa tablette et se perdit dans un autre monde. Les lignes de codes se succédèrent dans sa tête, une chorégraphie qu’elle exécutait depuis si longtemps qu’elle aurait pu la reproduire les yeux fermés. Sous ses doigts, les données prirent vie et quand elle releva la tête, le pavé numérique s’illumina de vert et la porte cliqueta. Elle ne ressentit pas une once de la fierté de ses débuts, même quand Eden jubila.
En revanche, l’excitation de la jeune femme raviva la sienne. Elle ouvrit la porte d’un grand geste et l’éclairage automatique crachotant inonda le tunnel d’une lumière crue aveuglante. Mika leva la main devant ses yeux. Elle s’était assise en tailleur au sol sans s’en rendre compte ; son pantalon à carreaux violets s’était imprégné de l’humidité environnante.
— Il faut que vous voyiez ça, dit la voleuse.
Sa voix était plus grave, comme si ce qui était caché derrière cette porte était à mille lieux de ce à quoi elle s’attendait. Mika se releva et franchit le seuil.
Elle eut un instant du mal à croire à ce qu’elle voyait. Elle n’était pourtant pas du genre à être impressionnée, mais la merveille informatique qui trônait au centre de la pièce n’aurait pu laisser personne de marbre.
La première chose qu’elle vit fut l’immense colonne qui s’élevait du sol au plafond. Toute de métal, elle était couverte de câbles et de branchements qui cascadaient autour d’elle. Sur sa surface, Mika pouvait déceler les composantes entrelacées qui formaient la structure. Devant ce bijou se trouvait un bureau avec trois écrans et un clavier ; ils paraissaient minuscules devant l’imposante colonne informatique. Elle n’avait jamais rien vu de tel. Pas dans la réalité, en tout cas. Elle ne pouvait pas en détacher le regard.
« Serais-tu enfin la réponse à mes prières ? » S’interrogea-t-elle de tout son être.
Là, dans cette pièce enterrée à quelques mètres dans le sol, se trouvait le supercalculateur le plus incroyable qu’elle ait jamais contemplé. Fonctionnait-il ? Et si oui, de quoi était-il capable ? Ses doigts fourmillèrent avec l’envie de le découvrir.
Elle avait conscience, dans un coin de sa tête, que cette salle secrète ne contenait pas que cette machine : dans sa vision périphérique, Eden et August exploraient l’endroit, leur silhouettes floues et leurs paroles inaudibles une présence percutante dans le laboratoire vide.
Mais elle n’avait d’yeux que pour l’ordinateur : quoi qu’il puisse y avoir d’autre ici, rien ne pouvait être plus porteur d’espoir que cette merveille si longtemps fantasmée, si hors de portée des prouesses techniques humaines que son existence avait été réduite à un mythe.
Elle en fit le tour et l’admira sous toutes ses coutures : sa structure, ses circuits imprimés, les composantes qu’elle pouvait apercevoir. Le travail qui avait été fait là pouvait avoir l’air grossier, mais aux yeux avisés de Mika, il n’en était rien. Bien qu’elle était sûre d’avoir devant elle un prototype, elle devinait l’attention et le soin qui avaient été portés à sa construction. Elle posa la main sur la colonne inerte ; le métal était froid sous sa paume. Il ne faisait aucun doute que personne ne l’avait allumé depuis longtemps.
Elle devait le mettre en route, l’envie lui en brûlait les doigts. Il ne lui fallut guère plus longtemps pour trouver ce qu’elle cherchait : niché dans le dos de la colonne, elle vit une jauge dorée aux trois quarts vide et un petit levier d’alimentation pointant sur zéro. L’espoir se propageant dans tout son corps, Mika le releva d’un geste décidé. Ce fut comme si l’on avait versé de l’or dans une fissure : l’e-chor se répandit dans les circuits et alimenta les composants, laissant sur son passage un halo rassurant.
Le doux ronronnement du supercalculateur emplit la pièce. La hackeuse se sentit chez elle.
Aussitôt, une voix grésillante se fit entendre dans le laboratoire :
— Père ?
Elle retourna devant les écrans de l’ordinateur et pour la deuxième fois de la nuit, elle se demanda si son cœur allait sortir de sa poitrine. Eden et August la rejoignirent, mais son regard était rivé sur l’écran central où un jeune homme lui faisait face. Malgré son visage pixelisé, elle n’eut aucun mal à le reconnaître : devant elle se trouvait Yuichiro Matsuo, l’héritier disparu d’un empire technologique aujourd’hui déchu.
A suivre…