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le deuxième chapitre de

Frontière Numérique

Frontière Numérique roman cyberpunk sf Morgane Luc

Chapitre 2 : Eden, 2186.

 


Pour une personne quelconque, le faisceau de la lampe ne dépeignait que le chaos d’un lieu pillé laissé à l’abandon. Outre l’immense système de convoyage partiellement désossé et les câbles de toutes tailles pendant du plafond éventré, la pièce était vide, si bien qu’on entendait l’écho des gouttes tomber à intervalles réguliers. Ça et là, des flaques jonchaient le sol et des mauvaises herbes poussaient dans un coin de la pièce, formant une jungle grotesque.
— J’espère que tu t’attendais pas à autre chose, murmura August dans l’air moite et renfermé du laboratoire.
Il désigna d’un geste ample l’espace devant lui et siffla de douleur. Eden braqua le faisceau sur lui : il avait porté la main à son épaule, là où sa prothèse mécanique prenait naissance. Il leva sur elle un regard noir et elle ravala le « fais attention » qui lui brûlait les lèvres. Depuis qu’il avait été forcé de lui révéler la vérité, elle devait se retenir pour ne pas faire preuve d’hypocrisie en lui demandant de se ménager. Elle n’était pas la mieux placée pour ça, comme il le lui avait déjà fait remarquer.
— On est pas venu ici pour espérer chopper un peu de matériel, répondit-elle.
À première vue, on pouvait croire que le lieu avait été dépouillé de toute sa valeur, mais Eden était passée experte dans l’art de mettre la main sur ce que personne ne voulait qu’on trouve.
— On est là parce que si j’avais été une « génie visionnaire », j’aurais pas laissé mes recherches traîner à la portée du premier crétin.
Elle abaissa la lampe torche en direction du sol.
— Tu penses que Matsuo aurait caché des trucs sous terre ?
— Les plus grands secrets sont toujours enterrés.
Elle s’efforça de parler d’un ton détaché, mais elle sentit les yeux d’August sur elle. Les souterrains regorgeaient de secrets, pour qui savait les dénicher. Eden était bien placée pour le savoir et c’était ce qui faisait d’elle la meilleure pilleuse de la ville.
Elle suivit les traces dans la poussière, mais elles étaient trop vieilles pour lui offrir des indices intéressants. Elle fit le tour du bâtiment, démontant les bouches d’aérations, toutes trop étroites et pas assez profondes pour qu’on y ait caché quoique ce soit, ouvrant les panneaux électriques et les interrupteurs sans qu’ils ne lui révèlent rien d’autre que des vieux fils coupés.
Même sous les meubles renversés, elle ne trouva aucune trace d’une trappe ou d’une ouverture. Bien qu’elle n’ait pas fini ses recherches, elle commença à douter de son intuition : Mastuo avait-il eu un autre laboratoire chez lui, dans lequel il gardait jalousement ses créations ? Si c’était le cas, elle devrait faire une croix dessus : la demeure Matsuo se trouvait à quelques rues de là, de l’autre côté du Mur.
Elle avisa la mezzanine vitrée qui surplombait le laboratoire. Un pan entier de verre avait cédé et des fissures se dessinaient sur toute la surface des parois encore en place. Les escaliers de métal qui y menaient avaient mauvaise allure : la partie supérieure pendait mollement dans le vide comme une fleur coupée. Elle monterait là-haut en dernier recours.
Quand elle aurait jeté un œil au convoyeur.
Elle fit volte-face et un éclair de douleur traversa sa jambe toute entière, la paralysant un instant alors que son souffle se coupait. Elle se pencha en avant, le goût d’un cri sur la langue, et crispa les mains sur sa cuisse, au-dessus de sa jambe mécanique. Déjà la douleur refluait, laissant derrière elle un écho sourd et le battement du sang dans ses tempes.
— Bordel de merde… siffla-t-elle en direction de sa prothèse.
Celle-ci eut la décence de ne pas répondre.
— Hey, ça va ?
— Ça va, ça va, grommela-t-elle, les sourcils froncés.
Eden avait l’habitude de ce genre de dysfonctionnements de sa jambe, mais cela ne rendait pas les choses moins douloureuses. August y était habitué également, encore plus depuis que lui aussi avait affaire à ce genre de problèmes : il n’ajouta rien et la suivit tandis qu’elle s’efforçait de ne pas boiter jusqu’au convoyeur.
— Je veux jeter un œil là-dessus. Tu restes là ?
— Je viens, rien de mieux que de ramper sous un tas de ferraille rouillé pour se réveiller.
Eden s’accroupit devant un trou laissé par une plaque démontée sans se préoccuper plus de sa jambe. L’espace était trop étroit pour qu’elle puisse emmener son sac. Elle le laissa tomber de ses épaules et se saisit simplement d’une pince multifonction avant de caler la lampe entre ses dents et de s’engouffrer dans le ventre du convoyeur. Quelques mètres plus loin, la torche vacillante prit dans ses filets le métal d’une grille d’évacuation au sol. La voleuse accéléra la cadence.
— T’as trouvé quelque chose ?
L’obscurité derrière la grille aspira le faisceau de lumière. Elle n’aurait su estimer ni la profondeur ni la largeur du tunnel, mais un éclat accrocha son regard.
— C’est très possible.
Elle avança pour libérer la grille aux yeux d’August et se contorsionna pour se retourner dans l’espace étroit.
— T’as vu un truc ?
— Pas encore, mais on va remédier à ça.
Elle inséra une extrémité de tournevis plat dans une des fentes de la grille.
— Aide-moi.
August s’attaqua à l’autre côté de l’obstacle avec son couteau-suisse si modifié par ses soins qu’il aurait pu lui faire le café. En quelques secondes, ils avaient dévissé le barrage en métal et le faisaient glisser dans le conduit. Ils frappèrent sans le vouloir une des parois et le bruit de la collision leur perça les tympans.
Enfin, Eden pointa à nouveau la lampe dans l’ouverture et jubila.
Le tunnel était plus large que la grille ne l’avait laissé paraître et il s’enfonçait dans le sol à une profondeur indéterminée. Mais ce n’était pas tout : une échelle était incrustée dans la paroi.

Elle n’avait pas prévu que la descente soit si chaotique. Pas tant de son côté, car elle avait l’habitude d’escalader bien pire à mains nues, mais surtout pour son frère de cœur.
Ils étaient quasiment plongés dans le noir : Eden avait glissé la lampe à la ceinture de son pantalon cargo, ce qui ne leur offrait pas la meilleure visibilité. Le tintement de la main mécanique d’August contre le métal de l’échelle accompagnait leur descente et elle se laissa guider par la répétition des gestes. Pied, main, pied, main.
— On y est presque.
— Super.
La jeune femme ne se rendit compte du problème que trop tard. Elle toucha le pied au sol, enveloppée dans le silence : l’écho de la prothèse d’August s’était tu.
Il s’était immobilisé au milieu de l’échelle.
— Hey, ça va ?
— Deux secondes.
Eden entendit sa grimace de douleur à travers sa voix.
— Faut que je fasse une pause, mon bras va lâcher.
— Merde. Prends ton temps. Ça va aller ? Tu veux remonter ?
— Non. Laisse-moi deux minutes, okay ?
— Okay.
Elle se força à se taire. Elle était habituée aux désagréments de sa prothèse mécanique : elle lui avait fait mal depuis le jour où on lui avait posée, après qu’August l’ait trouvée en train de se vider de son sang, quand elle avait environ douze ans.
Ce jour-là était flou dans sa mémoire, entouré d’un halo de souffrance qui teintait tout de noir. Elle était partie voler dans un vieux bâtiment qui s’était écroulé sous ses pieds, l’aspirant dans une chute courte mais brutale qui l’avait laissée ensevelie sous les décombres. Il lui semblait que quelqu’un était avec elle au moment de l’accident, mais jamais personne n’était venu la secourir. Comment elle était parvenue à se dégager seule et à trouver August, elle n’aurait su le dire.
L’opération avait été faite en urgence, alors qu’elle était aux portes de la mort. De ça, elle ne gardait aucun souvenir, seulement les bribes que le mécanicien lui avait confiées. Elle s’était réveillé chez lui, sa jambe broyée raccordée à une prothèse. Il l’avait mise en garde : il avait fait de son mieux, mais les muscles et les nerfs déchirés ne travailleraient pas toujours en tandem avec les composants mécaniques qu’il lui avait greffés. Depuis, même marcher lui faisait mal.
Mais August… Il n’avait pas été habitué à la douleur de la même façon qu’elle. Il était équipé de son bras mécanique depuis ses dix ans et elle ne lui avait jamais posé problème. Jusqu’à quelques mois de ça.
Il n’était pas rare qu’une prothèse se détériore avec les années. La technologie de la banlieue sauvait des vies, mais elle restait sommaire en comparaison à celle de la Grande Ville. Usure de la puce cérébrale ou des raccords avec le système nerveux, beaucoup de paramètres sur lesquels nul ne pouvait influer pouvaient entraîner un dysfonctionnement partiel, voire total d’une prothèse mécanique.
Eden ne s’était jamais attardée sur le sujet : la sienne lui faisait déjà mal, une défaillance de plus ne lui faisait pas peur. Elle ne s’était pas préparée à surprendre August un jour, son bras en titane inerte contre son flanc, la douleur gravée sur son visage. Elle n’était pas habituée à l’impuissance qu’on éprouve en voyant un proche souffrir. Peut-être ne s’y faisait-on jamais. Elle espérait ne pas avoir à le découvrir.
C’était aussi pour ça qu’ils étaient là.
August reprit doucement sa descente. La concentration peignait son visage. Quand il mit le pied à terre, Eden le serra dans ses bras, le ventre noué. Il lui rendit son étreinte.
— On continue ?
Elle prit une profonde inspiration pour s’éclaircir les idées. Une odeur de renfermé et d’humidité l’accueillit. Ils se trouvaient dans un tunnel semblable à celui qu’ils venaient de quitter, identiques à ceux que l’on pouvait trouver sous la ville, pour peu qu’on sache par où passer, à la différence près que celui-ci ne semblait mener nulle part. Derrière eux, un mur de béton. Devant eux, son jumeau. Et, à quelques mètres de là, dans la paroi, une porte.
Verrouillée.
— Tu pensais que ça serait si facile ? La taquina August lorsqu’elle essaya de l’ouvrir sans succès.
— Non, mais au moins j’aurais essayé.
Il se pencha à son tour sur la porte et l’effleura du doigt. À son contact, un pavé numérique scintilla sur la surface lisse.
— Évidemment, grommela Eden.
Elle réfléchit un instant et entra la date de naissance de Matsuo, se félicitant d’avoir mené ses recherches. Le pavé numérique afficha « deux tentatives restantes ». Elle retira sa main comme si elle s’était brûlée.
— Tu peux l’ouvrir ? Demanda-t-elle en se tournant August.
— Peut-être, mais j’imagine que le système a été programmé pour se bloquer si on touche aux branchements… Si on avait quelques semaines devant nous, je pourrais peut-être coder quelque chose j’imagine…
Il était hors de question d’attendre aussi longtemps.
— Je vais appeler Mika, elle va ouvrir ça en deux deux.
— Mika ? Vous êtes toujours en contact ?
— C’est pas parce que tu lui en veux qu’on se parle pas.
August grogna dans sa barbe en réponse et Eden leva les yeux au ciel, un rictus affectueux sur le visage. Il était si prévisible. Déjà, elle avait activé l’écran de sa puce de communication. Le cryptage chargea quelques instants, puis l’appel se lança. Sans surprise, Mika répondit presque aussitôt et sa voix emplit le tunnel.
— Je t’écoute.
Eden fit bref : même si leurs puces étaient programmées pour échapper aux surveillances, le plus vite était toujours le mieux.
— Rejoins-moi au laboratoire Matsuo.
Son interlocutrice ne la déçut pas.
— Laisse-moi trente minutes.
Sans ajouter un mot, Mika raccrocha.