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le premier chapitre de 

Frontière Numérique

Frontière Numérique roman cyberpunk sf Morgane Luc

Chapitre 1 : August, 2186

 


Tout ce qui pouvait mal tourner tournait mal, August le savait.
Aussi, alors qu’il tentait vainement de trouver le sommeil, ne parvenait-il pas à chasser ses angoisses. La douleur dans son épaule n’annonçait rien de bon : ces derniers temps, son bras mécanique lui posait de plus en plus de problèmes, si bien qu’il lui était devenu impossible de le cacher. À tout instant, il cesserait de fonctionner pour de bon. August ne pouvait s’empêcher de se demander avec une angoisse teintée de lassitude si le jour était venu où sa prothèse allait le lâcher et le laisser aussi perdu et dévasté que quand on la lui avait installée, treize ans plus tôt. L’idée de perdre tous ses repères le plongeait dans une peur abyssale.
Il n’arriverait pas à fermer l’œil cette nuit encore. Il se redressa sur le matelas et tendit l’oreille : entre le vrombissement de la climatisation et les cris familiers du casino dans la rue, il entendait Eden se préparer dans l’appartement.
August enfila un jogging et une paire de baskets. Guidé par les néons bleus et rouges qui s’invitaient par la fenêtre sale, il enjamba avec expertise les monticules de prototypes, matériaux et outils qui couvraient le sol de sa chambre.
Eden était dans le salon, prête à partir. Elle avait déjà passé son sac sur ses épaules et ses longs cheveux bouclés étaient rassemblés en queue de cheval. Elle haussa un sourcil quand elle le vit.
— Tu m’accompagnes ?
— À moins que t’aies prévu d’explorer un endroit vraiment craignos.
— On a pas la même définition de craignos alors tu te plaindras pas quand on sera sur place.
— Je ferai le guet.
— Crois-moi, là où on va, t’auras pas envie de faire le guet.

August suivit Eden jusqu’à une station de métro aérienne. La nuit était épaisse autour d’eux, mais être à l’extérieur l’aida à chasser ses pensées entêtantes.
La banlieue, loin d’être endormie malgré l’heure tardive, regorgeait d’une vie toute différente de celle qui animait les rues durant la journée. Les odeurs alléchantes de bouillon et de karaage, le poulet frit dont il raffolait, imprégnaient l’air et les néons et autres panneaux publicitaires criards n’en finissaient pas d’illuminer la nuit pour vendre toute une multitude de produits.
À cette heure-ci, beaucoup de quartiers étaient moins fréquentés car moins fréquentables : les gens qui à l’instar d’August et Eden vivaient en hors-la-loi remontaient des souterrains pour se mêler à la foule. L’obscurité leur appartenait. Si leur expédition avait eu lieu en plein jour, eux-mêmes auraient emprunté les sous-sols de la ville plutôt que le métro.
Le quai de la station était désert et l’affichage grésillant indiquait le passage imminent d’un train.
— On va où exactement ?
Eden se tourna vers August et à nouveau, il vit ce petit sourire malicieux sur son visage.
— T’attends que je te pose la question depuis qu’on est partis pas vrai ?
— Ouaip.
— Crache le morceau.
— On va au laboratoire Matsuo.
Elle baissa la voix malgré l’absence d’autres passagers.
À l’entente de ce nom, le ventre d’August se contracta et une vague de souvenirs lointains flotta dans son esprit. Son père, en tenue de travail, épuisé et couvert de graisse mécanique. Sa mère, dans un état de fatigue similaire, l’accueillant d’un baiser sur le front. Les cris joyeux tandis que lui et son frère se chamaillaient pour raconter leur journée.
Les hurlements.
Les flammes.
Le sol qui se dérobait sous ses pieds.
Il chassa le goût de la cendre de sa bouche.
— Les usines sont de l’autre côté de la ville.
— On va pas aux usines, j’t’aurais pas dit de venir sinon !
Les phares du train percèrent la nuit et les voitures taguées entrèrent en gare dans un crissement peu rassurant. Le métro était vieux et mal entretenu, comme tout dans la banlieue : les sièges qui restaient étaient ternes et éventrés et les fenêtres étaient si crasseuses que même sans les tags qui le recouvraient, on peinait à voir au travers. Les lumières crues vacillaient sous l’afflux irrégulier d’électricité et les panneaux publicitaires avaient pour beaucoup rendu l’âme, avec leurs écrans fracturés et leurs câbles arrachés. Seul l’un d’eux affichait vaillamment une annonce désuète : le portrait d’un jeune homme, barré de la mention « Récompense offerte pour toute information ». August aurait pu le reconnaître entre mille. C’était Yuichiro Matsuo, l’héritier disparu de l’empire technologique Matsuo. La photo était d’une qualité douteuse, compte tenu du fait qu’elle avait été prise quinze ans auparavant à la disparition du jeune homme, mais le mécanicien bionique était toujours saisi par le vide qui se lisait dans ses yeux noirs malgré les fossettes qui encadraient son sourire. Yuichiro avait vingt-quatre ans à l’époque et ce cliché le condamnait à rester jeune pour toujours dans les mémoires.
— Ça peut pas être une coïncidence, dit Eden.
— Le laboratoire Matsuo a dû être vidé et pillé un bon nombre de fois, tu penses trouver quoi là-bas ?
— Pas sûre encore. On verra sur place.
Autour d’eux, l’obscurité brillait de mille feux, percée de toute part par les lumières et les affichages publicitaires. Au loin, on devinait le Mur, sombre et imposant, qui séparait la Banlieue de la Grande Ville depuis les Émeutes de 2171. August ne s’en approchait presque jamais : il n’avait pas besoin du rappel qu’il n’avait ni l’argent pour entrer dans la Grande Ville, légalement ou non, ni la somme qu’il lui aurait fallu pour profiter des merveilles d’innovation qu’elle avait à offrir à ceux qui pouvaient se le permettre.
Entre la douleur dans son bras, la mention des Matsuo et la vision du Mur dont ils approchaient, la nuit s’annonçait encore moins paisible qu’il ne l’avait pensé.
« Prochain arrêt : Terminus », annonça la voix désarticulée du train.

Ils ne se trouvaient pas devant le Mur, car aucun transport n’était autorisé à s’en approcher. Les lignes aériennes qui, quinze ans plus tôt, joignaient la banlieue et la ville avaient été sectionnées, coupées en plein vol et laissées à l’abandon. Leur cadavre était visible dans la nuit.
La proximité du Mur fit tourner la tête d’August et il s’efforça de ne pas le regarder. Il était si grand qu’on le devinait au loin où que l’on soit et s’en approcher lui donnait l’impression que le ciel rétrécissait. Le mécanicien avait du mal avec les choses démesurées.
Eden de son côté n’avait guère l’air de s’en soucier : elle le guida dans un labyrinthe de ruelles sombres, entre des bâtiments si rapprochés qu’on n’y voyait sûrement jamais le soleil. Ils grimpèrent par-dessus un vieux fauteuil mité et slalomèrent entre les montagnes de détritus qui s’amoncelaient aux coins des rues jusqu’à une porte de service condamnée, rongée par la rouille et les tags, si bien dissimulée dans le paysage qu’il ne l’aurait pas remarquée si la voleuse ne s’était pas arrêtée.
Vu l’endroit où ils se rendaient, il leur serait plus prudent de progresser sous terre.
Eden crocheta la serrure et ouvrit la porte qui protesta dans ses gonds. Derrière, il n’y avait que l’obscurité. Elle tâta le sol avec sa bonne jambe et fit un pas dans le noir.
— Suis-moi et fais attention où tu mets les pieds. Il devrait y avoir un escalier pas loin.
Certains passages peu pratiqués pouvaient apporter leur lot de mauvaises surprises et August espéra que les marches ne s’étaient pas effondrées. Ou pire, qu’elles ne céderaient pas sous leur poids. Sitôt le passage fermé derrière eux, la lumière de la torche d’Eden envahit l’espace, aveuglante contre les parois humides. Ils se trouvaient sur le seuil d’un escalier de métal suintant.
La voleuse descendit prudemment. La structure, même si elle n’avait pas été entretenue depuis des années, supporta leur présence avec seulement quelques protestations et les conduisit dans un autre tunnel frais et humide. Le bruit des gouttes d’eau qui coulaient des parois pleines de condensations résonnait dans toute la cavité.
— Par où ?
Sous terre, August n’avait aucun repère.
— Normalement, à droite.
— Normalement.
— Je sais où on va, arrête.
Il n’en doutait pas : elle les guida avec l’assurance de ceux qui ont l’habitude d’arpenter les sous-sols encore plus labyrinthiques que la ville elle-même. Ils quittèrent le chemin terreux et montèrent quelques marches menant à un couloir en béton dans lequel des câbles électriques serpentaient au plafond. Puis, au panneau « sortie de secours » qui luisait faiblement, ils bifurquèrent. Enfin, le tunnel remonta et les mena à une lourde porte rouillée. Sur le côté pendaient une chaîne dans un état d’usure identique et un cadenas crocheté poussiéreux. Personne n’avait dû venir ici depuis bien longtemps. « A634 » indiquait un tag à moitié effacé contre le mur.
Le battant protesta quand ils l’ouvrirent, puis Eden s’engouffra dans l’ouverture et ils se retrouvèrent à la surface. Ailleurs.

Le parc technologique qui abritait le laboratoire Matsuo, ou du moins ce qu’il en restait, était juste à l’extérieur du Mur. Les dégâts dans cette zone pendant les Émeutes avaient été tels qu’elle avait été coupée de la Grande Ville sans ménagement lors de la reconfiguration.
Ici, aucune lumière, si ce n’est la lueur des éclairages du Mur : l’endroit était plongé dans l’obscurité, comme si on l’avait recouvert d’un drap en espérant le faire disparaître. Eden avait coupé sa lampe torche dès qu’ils avaient crevé la surface, mais August s’habitua à la pénombre. Le parc était entouré d’un épais grillage surmonté de barbelés sur lequel il aperçut un panneau jaune « danger électricité », qui servait plus de dissuasion que de réel avertissement. L’électricité était déjà plus que fluctuante dans la banlieue et il doutait que l’endroit soit encore alimenté. Il n’entendait aucun vrombissement qui portait à croire que la clôture était électrifiée. Un épais silence recouvrait tout. Ils devaient être discrets : autant ne pas courir le risque d’attirer l’attention des robots douaniers qui patrouillaient le Mur.
August remarqua deux tours de guet vides et ne repéra aucune caméra fonctionnelle. La plupart avaient été arrachées, ne laissant que des fils pendant dans le vide. La dualité de la zone le frappa : on s’était donné beaucoup de peine pour empêcher l’accès à cet endroit, mais personne n’avait daigné l’entretenir.
Le parc technologique entier tombait en ruines.
— Un peu glauque pas vrai ? Souffla Eden.
Son regard se promenait sans répit sur les alentours et le sol défoncé pour ne pas surmener sa jambe.
Ils se trouvaient dans une ville fantôme. Quelques rares bâtisses étaient encore debout au milieu des débris, mais il était impossible de savoir ce qu’elles avaient été à l’époque où la zone était en plein essor.
— Dur d’imaginer que cet endroit ait fait la fierté de quelqu’un, dit August.
— Avec un peu de chance, on tirera quelque chose du labo.
— T’y as déjà été ?
— J’ai fait quelques repérages, mais je suis pas entrée.
Selon les rumeurs, c’était là que Matsuo avait été tué. Le mécanicien espérait ne pas en avoir la confirmation en s’y introduisant.
Eden s’arrêta soudain et le ventre d’August se serra.
Devant eux s’étendait l’ombre menaçante du laboratoire Matsuo. Le bâtiment avait miraculeusement conservé son enseigne, mais le temps avait fait ses ravages et l’avait rendu presque méconnaissable. Pas pour August.
La dernière fois qu’il s’était retrouvé face à ce nom, c’était le jour où sa famille était morte.